Campolara
(21 juillet 2002)
Passager clandestin à bord
Jean-Pierre
le conteur : «
Godzilla » ou « T’es sûr qu’y a pas d’lézard ?
»…
Le monstre n’en peut plus. Voilà encore une heure, il
lézardait sous le soleil de plomb de la Castille. Il avait
déniché un trou bien sombre et bien profond dont il
comptait bien faire sa tanière.
Et puis le cauchemar a commencé. Le refuge douillet s’est mis
à vibrer, à cahoter. Fouillant le tréfonds de son
instinct rudimentaire, le reptile n’a trouvé d’autre parade
que
de se tapir au plus profond de cette bien étrange caverne.
Et puis ils sont venus. Deux humains, suants, puants et
braillant.
Paniqué, le monstre n’ose pas bouger une griffe ou une
écaille.
Après de nouveaux tremblements, la caverne s’est mise à
siffler puis à tournoyer, tournoyer jusqu’à la
nausée. Dans le même temps, l’air est devenu plus tenu,
plus froid, comme celui de la Sierra de Guadarrama.
Tant pis. Déjà engourdi par le froid qui se répand
et le cœur au bord des babines, le saurien décide de quitter
coûte que coûte cet enfer, même s’il faut pour cela
affronter les terribles bipèdes.
Les terribles bipèdes sont assez contents d’eux.
Celui de derrière car il a réussi, pour le moment,
à se tirer honorablement de cette première rencontre test
avec le Janus, planeur amiral du Club d’Oloron, présentement
en
villégiature espagnole.
Celui de devant car la zone d’un bleu absolu qu’ils traversent
depuis
80 km est maintenant derrière eux, et que devant s’annoncent
des
cumulus dont la base dépasse les 4000 mètres, ce qui met
le 700 km projeté largement à la portée de cet
équipage de choc.
C’est cet instant précis, où chacun des deux humains
goûte une satisfaction béate, que Godzilla choisi pour
faire son apparition.
Pour être précis, il passe sa grosse tête
triangulaire au niveau du compensateur avant.
L’humanoïde correspondant interrompt sa rêverie et jette un
œil distrait vers la commande qu’il a cru voir bouger de façon
intempestive. La manette a bien sa couleur verte
réglementaire,
mais elle a maintenant en plus deux yeux qui regardent
fixement notre
pilote, ainsi qu’une langue fourchue qui darde nerveusement.
Notre humanoïde est parfait à bien des égards. Il a
juste un petit défaut : une phobie, rebelle aux divans des
analystes les plus compétents. Il déteste de façon
viscérale, mais alors vraiment, tout ce qui ressemble de
près ou de loin à un reptile.
Notre homme vit là ce qui pourrait être son pire
cauchemar. Sanglé bien serré dans le cockpit
étroit du Janus, à 3000 mètres d’altitude, en
compagnie d’un saurien de bonne taille.
C’est plus fort que lui : il se met à hurler sa peur primale
à s’en faire péter les cordes vocales.
Les tympans du gus arrière viennent également de rendre
l’âme, tirant brutalement ce dernier de l’état second dans
lequel l’a plongé le pilotage du Janus en transition.
Devant, ça ne s’arrange pas, d’autant que Godzilla s’est
à présent entièrement extrait de sa cachette.
C’est vrai qu’il en impose un peu ce gros lézard vert. Il est
gros comme, oh oui facilement, et même un peu plus. Sans doute
aussi paniqué que son infortuné compagnon de voyage, il
s’agrippe de toutes ses griffes à la cuisse nue du pilote qui
gueule de plus belle.
Derrière c’est l’heure des interrogations. Est-ce du lard ou
du
cochon ? Le pilote en fonction est inquiet : qu’arrive-t-il à
son compagnon, son mentor, son guide ?
A force de questions, la nature du problème est cernée.
Un lézard ? Mais c’est gentil ces bêtes-là. D’abord
il n’y en a pas de venimeux (enfin pas par chez nous) et puis
ça
ne mord pas (ou presque pas, ou alors quand ça ne peut pas
faire
autrement) et en plus ça ne mange que des mouches (et t’es pas
une mouche bzz zzz !).
Le compagnon, le mentor, le guide n’en a cure. Il n’a qu’une
idée en tête, se poser dare-dare et évacuer les
lieux. Heureusement, le planeur passe travers du terrain de
Santo
Tomé. Le cap est mis et le Janus entame sa descente à
près de 200km/h tous aérofreins sortis, dans un
sifflement apocalyptique.
Le terrain est en vue. C’est là aussi un site où se
retrouve l’été le gratin du vol à voile
Européen venu profiter des conditions magiques de la
Guadarrama.
Les planeurs sont en piste et l’on procède aux lancements. Le
seuil est encombré de vélivoles affairés qui
lèvent les yeux, surpris, vers le Janus qui se précipite
sur eux en hurlant. C’est la débandade tandis que le gros
planeur passe au-dessus d’eux pour se poser lourdement et
dégager la piste. La machine est à peine
arrêtée que la verrière s’ouvre brutalement et que
notre homme en jaillit comme un diable d’une boîte, laissant
là son compère médusé. L’affaire n’a pas
duré en tout plus de cinq minutes.
Le copilote, les animaux, ça le connaît. Des qui mordent
griffent ou plus si affinité, il en a déjà
fréquenté, alors ce n’est pas un petit lézard qui
va lui faire peur. De toute évidence, le vol ne pourra
reprendre
que lorsque la bête aura été chassée de
céans, Alors il retrousse ses manches et se met en devoir de
capturer l’animal.
Voilà justement Godzilla qui reprend ses esprits devant le
manche du Janus. Pas si petit ce lézard. En fait, l’animal est
de belle taille et c’est à se demander comment il est parvenu
à se glisser dans la fente du compensateur. L’homme a quelques
connaissances. Dans pareil cas, la tentation est de se saisir
de la
queue de l’animal. Cruelle erreur car le lézard, comme chacun
le
sait, est capable de se défaire de son bel appendice et de se
carapater en laissant son agresseur avec sa maigre prise
frétillante.
Non : il faut le saisir au corps. Mais ce n’est pas évident au
fond d’un planeur. Godzilla se glisse entre les palonniers et
échappe à plusieurs reprises au chasseur. Apercevant une
ouverture, il fonce se glisser sous le siège avant.
Catastrophe. Le lézard est maintenant hors de portée.
Après avoir vainement tenté de le déloger, il faut
se rendre à l’évidence : il faut démonter le
siège.
Le temps de trouver les outils ad-hoc, et voilà notre chasseur
transformé en mécanicien à dévisser les
nombreuses vis qui fixent le baquet avant du Janus. Son
compère,
revenu aux nouvelles est chargé de surveiller les mouvements
de
la bête et, si possible, d’empêcher qu’elle aille vers
l’arrière du planeur.
La dernière vis est ôtée. Voyant sa cachette
éventée, Godzilla se précipite, traverse à
découvert et plonge sous le baquet arrière.
Oh non ! Tout est à refaire. Cette fois-ci, il faut jouer
tactique, car si le monstre s’échappe dans les entrailles du
planeur, il ne sera plus possible de l’en déloger et ils
seront
bon pour un retour par la route, notre copilote ne se sentant
pas
vraiment de ramener seul le planeur dans des conditions pas
évidentes et dans une région qu’il ne connaît
absolument pas.
La dernière vis a enfin cédé. Tout est mis en
œuvre pour éviter une fuite du lézard vers
l’arrière. Le baquet est soulevé et… plus rien. L’espace
mis à nu est désespérément vide. Nos deux
pilotes sont consternés.
Sous le baquet arrière il y a le crochet de treuillage qui
offre
une issue possible. Pas de doute : le lézard s’est
carapaté par là. Après tout c’est le mieux. Nos
pilotes auraient toutefois préféré en avoir le
cœur net. Mais il n’est pas possible qu’il en ait été
autrement : le lézard n’est pas passé derrière,
ils l’auraient vu, et il n’est pas retourné en avant non plus.
Le planeur en pièces détachées est remonté
sous l’œil curieux et vaguement amusé des vélivoles de
Santo Tomé.
L’ambiance se détend et l’on commence à rire de
l’aventure.
Les potes ont été tenus informés des
événements par radio. Là aussi les commentaires
plus ou moins humoristiques fusent. Pas de doute, c’est
l’événement de la journée.
Il faut songer à reprendre le vol. Notre lézarophobe est
pilote en fonction. Le remorqueur du coin exige d’effectuer
les
montées en position basse, ce qui est assez inhabituel et
exige
un certain doigté. Le copilote, fatigué de ses exploits
de mécano-chasseur, suit passivement les
événements.
Une belle pompe vient remettre à propos du baume au cœur des
deux vélivoles.
Ah non. Voilà que ça recommence. Après avoir
échappé de justesse aux assauts d’un monstre terrible,
Godzilla avait trouvé LA cachette. Planqué
derrière la batterie du Janus, il a assisté avec
soulagement à l’abandon des recherches et sa cachette,
exposée un moment à la lumière du jour,
s’était bientôt retrouvée dans l’ombre rassurante.
Mais voilà que le planeur s’est remis à tournoyer et
à monter. Fou de nausée et de terreur, Godzilla jaillit
de sa cachette.
Le copilote est tiré de sa somnolence par les griffes du
lézard qui lui lacèrent la jambe. Dans un réflexe,
il se précipite pour saisir l’animal : trop tard.
- Merde le
revoilà
- Attends : on
se repose
- Non pas
question : je
m’en occupe
Cette fois-ci c’en est trop. La plaisanterie a assez duré et
peut se révéler à la longue dangereuse. L’animal a
eu sa chance, mais cette fois-ci son compte est bon.
Godzilla a échappé une fois de plus à son
agresseur, dont les mouvements sont limités par l’espace
réduit du cockpit et par le harnais serré. Il passe
derrière le siège et ressort au niveau de la bretelle
gauche. Poursuivi, il passe sur le torse puis le bras de son
agresseur
et se glisse dans la pochette à carte située sur la
cloison droite. Un coup terrible l’assomme à moitié.
Sonné, Godzilla file sur le plancher se réfugier dans un
endroit plus calme, le poste avant où le pilote angoissé
tente de deviner la tournure des événements tout en
maintenant le Janus dans sa spirale.
Il est tout près d’y parvenir lorsqu’une chaussure vengeresse
vient l’arrêter net.
C’en est fini. Godzilla voit défiler en un éclair les
événements marquants de sa vie de lézard, un
dernier battement de queue et puis c’est le néant.
Le copilote n’ose pas relâcher la pression. Puis il lève
le pied doucement.
Le spectacle est terrible. Le reptile gît dans une purée
d’entrailles dont la fonction d’origine est devenue impossible
à
déterminer.
Déjà honteux de ce massacre peu glorieux, notre copilote
se met en devoir d’éliminer dignement le cadavre de son ennemi
vaincu. Après avoir rassuré son pilote de l’issue
favorable du combat, il déboucle son harnais et se met en
devoir
de ramasser les morceaux de reptile éparpillés
çà et là.
Le tout est évacué par le fenestron de la
verrière, laissant au passage une traînée
sanguinolente sur le plexiglas.
Le copilote patauge dans une bouillie organique. La bataille
et
l’ambiance gore ont raison de son estomac déjà sensible
et un retour dare-dare en finesse est commandé d’urgence.
Heureusement, le plafond extraordinaire et les performances
époustouflantes du Janus permettent un retour rapide avant que
les restes du repas de midi viennent compléter le tableau.
Le planeur est nettoyé et nos deux pilotes vont se remettre de
leurs émotions devant une caña bien fraîche.
L’épilogue de cette navrante histoire se situe deux jours plus
tard. L’aventure a été vécue en direct par tous
les pilotes en vol par radio interposée et largement
commentée au repas du soir, chez Pintos, à
Muñopedro, la Pueblo d’à côté. Cela a
donné des idées à un plaisantin qui est
allé faire l’emplette d’un gros lézard en plastique,
criant de vérité, et qui l’a planqué sous le
parachute avant du Janus.
Evidemment, la plaisanterie n’a été
appréciée que très moyennement.
Mais le gros lézard de plastique a définitivement
été adopté comme mascotte de Campolara et il
trône désormais en bonne place devant la «
Kommandantur », la tente militaire qui sert de starter:
Jp Lautier – Campolara 2002